J'adore lorsque l'on convoque Voltaire, d'autant qu'il s'agit d'une
manifestation contre l'intolérance et pour la liberté d'expression.
On connait Voltaire par ses écrits publiés, il l'est moins par ses
lettres, ou papiers anonymes et que l'on sait lui attribuer aujourd’hui.
Voltaire étudié en littérature est un modèle de vertu, un historien, farfouillant
dans les documents le concernant, aurait-il une identique perception du
personnage ?
Je n’entreprends pas ici une analyse de l'individu, je propose trois
histoires illustrant sa tolérance et son souci légitime de maintenir la liberté
d'expression.
Mais avant ces histoires, voici deux formules voltairiennes, afin de rappeler
ses doctrines politiques et sociales. Personnellement, j'adore :
« Un pays bien organisé est un
pays ou le petit nombre fait travailler le plus grand, est nourri par lui, et
le gouverne. »
« Il est fort bon de faire
accroire aux hommes qu’ils ont une âme immortelle et qu’il y a un Dieu vengeur
qui punira mes paysans s’ils me volent mon blé et mon vin. »
Allez, en voici quatre autres,
c'est trop bon...
« La croyance des peines et des
récompenses après la mort est un frein dont le peuple à besoin. »
« Je veux que mon tailleur, ma
femme même croient en Dieu, et je m’imagine que j’en serai moins volé et moins
cocu. »
« Si l’athéisme se répand
tous les liens de la société sont rompus et le bas peuple ne sera plus qu’une
horde de brigands. »
«Si Dieu n’existait pas, il
faudrait l’inventer. »
Ferdinand Brunetière (1849-1906, critique littéraire) oppose
Jean-Jacques Rousseau à Voltaire : « Au fond je préfère de beaucoup Voltaire à Rousseau, car Rousseau à
mis-en-cause l’ordre social, tandis que Voltaire à respecté la propriété. ». Pour un catholique
d’ordre, on peut se permettre quelques irrévérences à l’égard du christianisme,
mais pas au sujet de la propriété.
Le tableau est posé, voici les trois histoires.
Les Pompignan
Il y avait trois frères
Lefranc, le premier Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan, poète de son
état, compose, entre autre, une tragédie orientale, Zaraïde. Voltaire qui donne à cette époque, Zaïre, ne veut pas de concurrence. Pompignan retire sa pièce et c’est la fin
de sa carrière théâtrale. Pour autant, il continue à produire des poésies qui ont
du succès et ce malgré les critiques voltairiennes. En 1751, les Poésies sacrées reçoivent cette épitaphe de
Voltaire : « Sacrés ils sont, car personne
n’y touche. »
Le 10 mars 1760, Pompignan est
reçu à l’Académie Française au fauteuil de Maupertuis. Son discours de réception est un éloge à son prédécesseur, et une charge contre les Lumières.
Mal lui en a pris, ce discours est assailli par une pluie de pamphlets. La
querelle contre Pompignan qui est devenu une cible à épigrammes, après les Car de Voltaire, se poursuit en vers et en prose avec les Pour, les Que, les Qui, les Quoi, les Oui, les Non. Morellet, Diderot, Marmontel
prennent part à cette guerre. On épuise, les Quand, les Si, les Pourquoi, les Ah !, les Oh !, le
sommet est atteint par Voltaire avec une satire de la vanité « le pauvre diable et la vanité » :
« Malheur à tout mortel, et surtout dans notre âge,
Qui se fait singulier
pour être un personnage »!
Puis un peu plus loin :
« Combien de
rois, grands dieux ! Jadis si révérés,
Dans l’éternel oubli
sont en foule enterrés !
La terre a vu passer
leur empire et leur trône.
On ne sait en quel
lieu florissait Babylone ;
Le tombeau d’Alexandre,
aujourd’hui renversé,
Avec sa ville altière
a péri dispersé ;
César n’a pas d’asile
où son ombre repose,
Et l’ami Pompignan
pense être quelque chose » !
Couvert de ridicule, Pompignan, sur qui l'on se retourne en riant, n’ose
plus se présenter à l’Académie, il se retire à Montauban.
L’autre Lefranc de Pompignan,
Jean-Georges, évêque du Puy, Archevêque de Vienne, subit lui aussi les foudres
des Philosophes et celles de Voltaire, pour deux raisons, celle de son état, la
secte christicole est honnie chez les Lumières, et son lien familial à
Jean-Jacques Lefranc de Pompignan le prédispose aux quolibets.
Mais il y a un troisième
frère, Jean-Pierre, que Voltaire ignore, et dont la fonction est celle de
capitaine de carabinier. Et ce troisième frère prend très mal le fait que les
deux autres soient les cibles des Encyclopédistes et de Voltaire en particulier.
Il lui fait savoir que s’il continue, il viendra lui tirer les oreilles.
Voltaire prend peur et appelle
à son secours Monsieur de Choiseul, il lui demande une garde autour de Ferney
afin d’être protégé des entreprises du dernier des Lefranc de Pompignan.
Avouons que l’usage de la
force bestiale, pour faire taire les diffamations de la vertu éclairée, est un
acte odieux à l’encontre de la libre expression.
Elie Fréron, critique littéraire
Elie Fréron est un passionné
de littérature qui a appris la critique littéraire auprès de l’abbé Desfontaines.
Il a cette formule : épargner les personnes, mais dénoncer leurs défauts, pas d’attaques ad hominem en quelque sorte, un avis sur l’œuvre mais
pas sur l’auteur. En 1754, il fonde l’Année
Littéraire, dans laquelle, il critique
la littérature de son temps.
Aïe ! Voltaire ne supporte pas
cette atteinte intolérable à la liberté d'expression. Il considère Fréron comme
son ennemi personnel, et lui décoche de nombreux libelles, comme :
« L’autre jour, au fond d’un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron,
Que pensez-vous qu’il arriva,
Se fut le serpent qui creva. »
Amusant n'est-t-il pas ? On
croirait entendre nos humoristes de France Inter ridiculisant
leurs invités.
Fréron sait que Voltaire
plagie, qu’il n’est pas à l’origine du poème, aussi, dans l’édition de sa
feuille littéraire, suivant la parution du plagiat, il restitue l’original.
Ou ces autres vers :
« Rimant d’une ode et n’ayant pas dîné,
Je m’accostai d’un homme à
lourde mine
Qui sur sa plume a fondé sa
cuisine.
Cet animal se nommait Jean
Fréron,
J’étais tout neuf, j’étais
jeune, sincère
Et j’ignorais son naturel félon… »
Voltaire calomnie et diffame,
bien évidemment, au nom de la liberté d'expression. Lorsque Fréron, va toucher
l’héritage de l’une de ses tantes décédée, Voltaire écrit fort élégamment : le montant de l’héritage était coquet quant on sait le métier que
faisait la dame… sous entendant qu’elle se
prostituait. Cette femme ne pouvait, bien évidemment, pas affirmer à l’instar d’une
prostituée ou d’un footballeur : « mon plus
beau but c'est une passe ».
Mais Fréron résiste, il
écrit : « Les philosophes et monsieur Voltaire à leur tête crient à la persécution,
et se sont eux-mêmes qui m’ont persécuté de toute leur fureur et de toute leur
adresse. Je ne vous parle plus des libelles abominables qu’ils ont publié
contre moi, de leur acharnement à décrier mes malheureuses feuilles, de leurs
efforts à me rendre odieux au gouvernement, de leur satisfaction, lorsqu’ils
ont réussi à faire interdire mon travail, et quelques fois, à me faire ravir la
liberté de ma personne ».
Circuit de la censure au XVIIIe siècle |
Voltaire, grâce à ses
entregents, réussit à faire interner Fréron à la Bastille. La raison en est
simple. Pour éditer une feuille, l’autorisation d’un censeur est nécessaire, mais
lorsque la forme n’est pas respectée, une tolérance existe. Fréron qui n’a pas
cette autorisation, est dénoncé à la police par Voltaire, et il va jusqu’à leur
fournir l’adresse du contrevenant. Alors qu’il a une femme et des enfants et qu’il
ne vit que de sa plume, Fréron est embastillé.
Après son séjour à la Bastille,
afin de publier sa feuille sans problème, Fréron rencontre le Ministre de la
librairie (organe de la censure), et d’un commun accord, ils désignent un
censeur. Tout va pour le mieux, sauf lorsqu’il laisse passer un article
critiquant les Lumières, le censeur est harcelé par la secte (terme commun à
l’époque pour désigner un groupe, cela n’a pas le sens péjoratif d’aujourd’hui).
Les attaques sont telles, ne les supportant plus, il démissionne de sa
fonction.
Fréron rencontre à nouveau le
Ministre, et fait la proposition suivante : vous désignez un censeur, je
ne le connais pas, nous trouvons un médiateur qui portera mes papiers au censeur.
La secte hurle tant et si bien sur le médiateur, qu’il finit par démissionner
lui aussi.
Un nouveau médiateur est désigné.
Aussitôt, toutes les critiques des œuvres des philosophes sont censurées.
Pendant quatre ans, chaque fois que Fréron veut publier un texte qui déplaît
aux lumières, le texte est censuré.
Fréron écrit : « Ce cruel manège a duré près de
quatre ans, j’ai soupçonné quelques mystères. Il ne me paraissait pas naturel
qu’il eut en France un censeur assez déraisonnable, pour condamner des
critiques un peu vives à la vérité, mais toujours renfermées dans les bornes
prescrites. Je confiais ma pensée au magistrat, sage, honnête, intègre autant
qu’éclairé, qui sous les ordres de monsieur le Chancelier veille
aujourd’hui sur le département de la librairie. Il dénia m’écouter avec
intérêt, et promis de me rendre justice. Je lui laissais tous les articles que
l’on avait impitoyablement proscrits. Il les fit passer à mon censeur,
accompagné d’une lettre par laquelle il lui demandait, pourquoi il ne les avait
pas approuvées ».
Le second médiateur
appartenait à la secte. Usurpant sa fonction, il censurait les articles
déplaisants, le censeur ne les recevait pas.
Fréron n’était pas facile à
éliminer, il avait des protecteurs et beaucoup de lecteurs. Toutefois, Voltaire
réussit à le faire embastiller par deux fois au nom de la liberté d’expression.
Jean-Jacques Rousseau
Après la parution en 1762, de
l’Emile et du Contrat Social, Rousseau est menacé de
« prise de corps » par le Parlement de Paris. Fuyant la France, il
tente de trouver refuge à Genève, sa ville natale, qu’il avait honorée en lui
dédiant son discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes en 1755. Voltaire qui y habite depuis cette date,
agit auprès du Petit conseil de Genève, essentiellement des
banquiers, en leur disant en substance : vous n’allez pas recevoir
Rousseau, vos affaires financières se font avec la France, vous allez y perdre
beaucoup, car Monsieur de Choiseul, n’aimera pas cela. Et Rousseau se verra
interdire sa ville natale, Voltaire, dans l’ombre, l’en aura empêché. En 1763,
le 12 mai, Rousseau abdique sa citoyenneté genevoise.
Voltaire en voulait à
Rousseau, d’avoir le courage que lui n’avait pas.
Quand Rousseau écrit en 1762
sa « profession de fois du vicaire savoyard », Voltaire n’a
porté que des coups indirects à la religion sans trop se dévoiler. Alors qu’il
avait écrit anonymement le « sermon des cinquante », à la même
époque que Rousseau sa Profession de fois, en 1764, Voltaire niait
toujours en être l’auteur. Sa Nièce, Madame de Fontaine, lui demande dans une
lettre du 11 juin 1764, s’il est bien l’auteur de ce sermon, il le nie dans sa
réponse, et prétend s’en remettre au Pape, si ces propos sont maintenus.
Une madame de Beaufort, qui
est une admiratrice de Rousseau, n’ayant pas son adresse à Genève, mais elle
sait que Voltaire vit dans la ville, lui écrit : je pense que vous
avez des rapports de collégialité avec Rousseau, je me permets de vous
transmettre cette lettre que vous voudrez bien lui remettre.
Voltaire ne transmet pas la
lettre, mais lui envoie un exemplaire du sermon des cinquante,
comme si c’était là, la réponse de Rousseau. Jean-jacques va apprendre
l’entourloupe de Voltaire, de madame de Beaufort, qui avait enfin trouvé son
adresse. Elle le remerciait avec un peu d’étonnement qu’il soit, lui Rousseau,
l’auteur du « Sermon des cinquante ». Rousseau trouva
désagréable ce cadeau empoisonné fait par Voltaire.
A cette époque Rousseau rédige
« lettres écrites de la Montagne »
En juin 1763, quelques amis de
Rousseau, menés par Jean-François Deluc, font une Représentation devant
le Petit Conseil pour faire annuler
l’interdiction d’Emile et du Contrat social. Devant le
silence du Petit Conseil, les Représentants en
appellent au Grand Conseil ou Conseil des CC, appel que le Petit Conseil juge inopportun, il
use de son droit négatif. Le conflit s'éternise, c'est alors que le
procureur général Jean-Robert Tronchin fait paraître trois lettres écrites
de la campagne le 27 septembre 1763, suivies d'une quatrième le 24
octobre. Ces lettres justifient la condamnation des deux livres et évacuent les
prétextes juridiques avancés par les Représentants.
C'est dans ce contexte que
Rousseau rédige entre octobre 1763 et mai 1764 les neuf lettres de la
montagne. Les cinq premières ont pour objet de démontrer que la sentence
du Petit Conseil est arbitraire car seul
le Consistoire est compétent en matière de
foi. La sixième prend la défense du Contrat Social. Les trois dernières
apportent un appui aux Représentants en faisant la démonstration que
le droit négatif exercé par le Petit Conseil usurpe le pouvoir souverain
qui relève du peuple. Sur le plan de la foi, il ne renie rien de ses écrits et
fustige les pasteurs qui se veulent orthodoxes en se montrant persécuteurs.
Et il ajoute un paragraphe qui
restitue à Voltaire, la paternité du Sermon des cinquante. Voltaire
qui lit les lettres de Rousseau est fou furieux, car il est démasqué.
Les Lettres de
Rousseau sont imprimées à Amsterdam par Marc-Michel Rey et publiées en décembre
1764 avec la devise Vitam impendere vero (vie pour la vérité).
Le Petit conseil de Genève est
effrayé des troubles, il craint le soulèvement de la plèbe, il craint que
Rousseau soit très capable avec ses lettres, de soulever les rues
« basses » de Genève. A Genève, il y a les rues « hautes »
ou siège le Petit conseil, la banque, l’industrie, et les rues
« basses », celles du peuple. Le pasteur Jean Sarrazin agite ses
collègues Neuchâtelois : « le
livre de M. Rousseau fait gémir, non seulement parce qu’il attaque les
fondements de la religion, mais encore parce qu’il tend à répandre et à
fortifier la discorde dans notre Etat, en excitant nos compatriotes à faire
leurs efforts pour changer la nature de notre Gouvernement. Depuis près de
trente ans nous jouissons de la plus douce tranquillité, nous étions heureux à
tous égards, et nous voyons cette tranquillité altérée par la fermentation que
M. Rousseau excite toujours plus». Voltaire pour se venger de Rousseau,
mais aussi afin de le faire taire car il déteste ses positions religieuses et
politiques, va essayer de le faire tuer par le conseil administratif de Genève.
Voltaire va écrire au moins
deux lettres, sans doute plus, la première à un imprimeur, Cramère, et l’autre
à Trochin. Le 27 décembre paraît une contre-attaque anonyme de huit pages, le Sentiment des citoyens. Rousseau y est
dénoncé comme « un homme qui porte
les marques funestes de ses débauches et qui, déguisé en saltimbanque, traine
avec lui, de village en village, de montagne en montagne, la malheureuse dont
il a fait mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d’un
hôpital ». Rousseau qui a un problème de vessie, porte une sonde qu’il
cache derrière et pour dissimuler la poche, il porte une robe d’Arménien, le
costume de saltimbanque. La malheureuse fille n’est autre que Thérèse Levasseur son amie, avec qui il confessera avoir eu cinq enfants. Quant à la belle-mère, elle vit à
Paris d’une pension que lui verse Rousseau. Le libelle se termine par un appel
à la vengeance : « il faut
apprendre, que si on châtie légèrement un romancier impie, on punit
capitalement un vil séditieux ».
Rousseau ne soupçonnera jamais
Voltaire se cachant derrière le Sentiment
des citoyens et, croyant avoir reconnu la plume du pasteur Vernes, y voit
un coup de pied de l’âne genevois. Voltaire promet le soutien de la France au conseiller
François Tronchin, si Genève prend des mesures contre Rousseau : « Vous êtes bien persuadé que le Conseil peut
déployer toute sa fermeté et toute sa justice sans avoir à craindre de jamais perdre
la moindre prérogative que la médiation lui assure. Ce sont les brouillons qui
doivent craindre de perdre leurs privilèges pour peu qu’ils en abusent. On
attend que le Conseil agisse contre le livre séditieux de la Montagne comme on
agit contre un perturbateur du repos public. L’auteur est tel et doit être
déclaré tel ».
Voltaire incite le conseil à
condamner à mort Rousseau, selon la loi en vigueur à Genève.
Les Lettres de
Rousseau sont brûlées à Paris et La Haye, elles sont interdites à Berne. La
position de Jean-Jacques à Neuchâtel va devenir intenable et Rousseau devra
quitter la Suisse avant la fin 1765. Ce sera pour tomber dans un autre conflit
avec David Hume.
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